" Un autiste profond passe sa vie en prison. Un Asperger la passe au zoo..." - S.F -

dimanche 10 juin 2018

dimanche 10 juin : sac enfin bouclé, premier test... ou pas !

J'espère avoir pensé à tout. Pendant toute cette semaine, j'ai écumé les magasins de sport, le surplus de l'armée, les sites internet spécialisés en matériel de survie. 
Je ne veux pas faire de haltes dans des campings ou dans des gîtes, non. Je veux bivouaquer en plein air et en totale autonomie. 
Pour cela, j'ai investi dans un sac à dos de 55 litres, une tente igloo légère et facile à monter, un matelas gonflable, un duvet de haute montagne bien chaud (je suis frileuse !), et même un oreiller, le tout devant être le plus compact et le moins lourd possible. Des chaussures de marche, imperméables et antidérapantes, mais qui ne sont pas montantes, je déteste avoir les chevilles enserrées.  Une popote en alu qui contient une casserole, une poêle, une fourchette et une cuillère. Une lampe LED à suspendre dans la tente. 
Au surplus militaire, je me suis équipée de deux pantalons de treillis (pour leur solidité et leurs nombreuses poches), un couteau de survie à accrocher à la ceinture, un poncho qui puisse me protéger de la pluie pendant que je marche, tout en recouvrant mon sac à dos, mais qui fait également tarp (entendez par là qu'on peut le transformer en abris grâce à ses œillets de fixation et sa solidité), un blouson fourré en polaire et déperlant, un chapeau, une ceinture et un cordage de quinze mètres de long et de quinze millimètres de diamètre.
J'ai reçu vendredi par la Poste ce que j'avais commandé sur internet. J'ai ouvert mon colis comme un gosse ouvrirait ses cadeaux de Noël, avec des étoiles plein les yeux.
Il contenait une batterie solaire qui, accrochée à mon sac à dos, se chargera en journée et qui me permettra d'utiliser et de recharger mon téléphone le soir (je dois pouvoir rassurer mes proches tous les jours, et appeler les secours en cas de problème) et qui me garantit donc une totale autonomie en électricité. un réchaud pliable (pas plus grand ni plus épais qu'une feuille A4 pliée en deux !) que je peux alimenter au bois ou à l'éthanol, deux flacons de gel d'éthanol, le brûleur qui va avec, du savon pour aussi bien la vaisselle que l'hygiène du corps, mais non polluant et entièrement biodégradable, un filtre à eau pouvant filtrer jusqu'à 3 m3 et s'adaptant à une gourde souple fournie, un sifflet faisant boussole, des sacs étanches, des pinces pour augmenter les points de fixation de mon poncho-tarp, et des mousquetons.
 J'ai testé ma tente, mon duvet, mon matelas et tout le matériel. J'ai tout remballé et chargé mon sac. j'y ai ajouté une trousse de secours (pansements, bandage, désinfectant, pince à épiler, aspirine, brosse à dent et dentifrice), quatre t-shirt, deux culottes, quatre paires de chaussettes, deux caleçons de sport. Un opinel, un carnet et un stylo, un livre, mes lunettes de soleil, une éponge, une serviette, deux briquets, et de la nourriture pour 48 heures : café en poudre, soupes instantanées, purée en flocons, une boîte de pâté Hénaff et une boîte de foies de morues fumés, du pain complet longue conservation, une soupe chinoise, des bicuits au sésame pour le matin, trois barres énergétiques, du saucisson sec, du sel, du poivre, des sachets de sucre, deux gourdes de dessert lacté... et j'ai pesé l'ensemble : 13,5 kg !!
Avec un litre d'eau je ne dépasse donc pas la limite des 15 kg que je m'étais fixée. 

Plus qu'à aller marcher cinq kilomètres (sous la pluie) avec mon barda. 

Le sac à dos est top, je le sens à peine. Les chaussures sont géniales. Le chapeau, parfait. Le pancho, impeccable. Rien n'est mouillé quand je reviens après plus d'une heure de marche. Musculairement, je suis au point : j'ai repris le sport depuis un an et je sais aujourd'hui pourquoi ! Aucune courbature, aucune fatigue.

Mais. Ma hanche droite me fait un mal de chien. Je rentre en boitant, et je traine la patte pendant les deux jours suivants.  La douleur me réveille la nuit. 
Envie de pleurer. Je ne veux pas lâcher. Il faut que je le fasse. Tan pis, je raccourcirai les étapes, je me reposerai toutes les demie-heures, je serrerai les dents encore plus fort que d'habitude, mais je dois le faire.

Je voulais passer ma première nuit outdoor ce soir, après une marche de seulement quatre kilomètres. Mais pendant que j'écrivais cet article, ma fille m'a appelée. Elle a besoin de moi. Elle habite en région parisienne, à cinq heures de route. 

Mon sac m'attend. Il me tend les bras. 


Il attendra encore une peu. Je vais partir dans une heure voir ma fille, et je reviendrai mercredi. J'ai rendez-vous jeudi avec ma conseillère de Cap Emploi, je serai présente. Et je passerai ma première nuit en extérieur vendredi. 

A moins que le ciel ne nous tombe sur la tête d'ici-là, ou ce jour-là, comme par hasard.

On verra bien.

jeudi 31 mai, le château de cartes s'écroule...

- Je ne sais pas ce qui s'est passé chez Mr C., mais il a appelé ce soir Christophe B. Il est remonté comme une pendule, il va mettre fin immédiatement à votre période d'essai. Apparemment, vous avez dit des choses qu'il ne fallait surtout pas dire !
- Pardon ? De quoi parlez-vous exactement ?
 Mes mains se mettent à trembler. J'appuie très fort mon oreille au téléphone pour l'empêcher de tomber.
Mon esprit mouline à toute vitesse, je me refais en accéléré tout le film de la demie-heure que j'ai passée ce matin chez Mr C., je me remémore au mot près notre conversation, je zoome sur son visage que je garde en gros plan, j'essaie d'y lire un signe quelconque de colère ou d'incompréhension : un sourcil qui se lève, un regard qui se noircit, les lèvres qui se pincent... Non, franchement, je ne vois pas. Mais je sais que c'est possible. 
Ca m'arrive tout le temps, ce genre de choses. Je parle, je réponds, j'interagis du mieux possible et malgré tout, les gens me tournent le dos. Sans explication. Sans me donner les clés pour comprendre pourquoi. Et ça arrive une fois de plus ? Pourquoi pas. Sauf que je ne vois vraiment pas. Et que je vais me faire virer. Sans savoir où et comment j'ai merdé.
 - Je ne sais pas exactement, me répond Géraldine G., ma supérieure. Je n'y étais pas. En tous cas, voilà, Mr B. est furieux. Et puis il ne comprend pas pourquoi ça vous a pris toute la matinée pour livrer le produit...
Je l'interromps, outrée devant tant de mauvaise foi. 
- Pourquoi ? Parce que j'ai du faire 135 kms pour ça, et que je n'ai qu'une Toyota Yaris, pas un hélicoptère. Désolée !
- Oui, mais quand même ! Vous avez bu deux cafés chez Mr C. !!
Je comprends alors que tous les prétextes seront bons pour me donner mon ticket de sortie, et qu'il devient alors totalement inutile de me défendre. Je la laisse continuer à déblatérer son flot de conneries dans un silence farouche. 
Livide, les mâchoires serrées, je l'entends me reprocher de n'avoir pas atteint mes objectifs du mois... 
Tu m'étonnes ! Premier mois de travail, trois tout petits jours de formation pour un catalogue de 250 produits, tous plus techniques les uns que les autres, des ponts et des jours fériés en-veux-tu-en-voilà, et moi lâchée toute seule sur le terrain, avec ma propre voiture, à aller démarcher des agriculteurs et tenter de prendre rendez-vous avec eux. Sauf qu'ils sont en plein semis du maïs, qu'ensuite ils ont les foins à faire, et que personne n'est disponible avant début juin... Malgré tout je visite dix à douze fermes par jour, je fais 2500 kms dans le mois avec mon véhicule perso, j'ai dix-huit rendez-vous de prévu, j'apprends par coeur mon plan de vente, les fiches produits, je me fais deux semaines à cinquante heures, j'essaie de passer outre les ordres débiles et les injonctions contradictoires de Géraldine qui, à force de porter trop de casquettes ne fait rien correctement : manager, assistante de direction, responsable RH, comptable et j'en passe... 
j'essaie de m'investir de mon mieux dans cette entreprise en redressement judiciaire, qui tente de se reconstruire avec une force de vente toute neuve, à savoir : moi. Les produits me plaisent : naturels, axés sur la vie du sol. La démarche aussi : prôner l'éco-agriculture dans les campagne bretonne me parait une mission pleine de sens. Je m'accroche. Je souffre, aussi. Trop de conduite me déglingue la hanche droite. Cette putain de maladie (fibromyalgie ? Ou autre ? Toujours aucun diagnostic !!) ne veut pas me lâcher. Moi non plus je ne lâcherai pas. je serre les dents.Je m'accroche.
A l'autre bout du téléphone, Géraldine me repproche à présent de compter mes heures, et que ce n'est pas une bonne attitude de la part d'une commerciale, que chez eux ça ne peut pas se passer comme ça...
Non, je ne lui dirai pas que j'ai déjà fait un burn-out physique en 2006 d'après le chef du service rhumatologie de l'hôpital de Rennes. C'est mon corps qui aurait lâché, il a déjà vu ça, le plus souvent chez des femmes comme moi, très actives, investies professionnellement et dans leur vie de famille. Trop actives. Trop investies. Jusqu'au jour où... ça craque. Et c'est définitif. Il devient alors impossible de dépasser à nouveau ses limites. 
Je continue de me taire. Les jeux sont faits, de toutes façons. Je recevrai ma rupture de contrat par mail, puis par courrier. Ciao, bella.

A nouveau, ma vie s'écroule. Pour la Nième fois. 

J'ai fêté mes quarante-sept ans la veille. Bon anniversaire. 

Un mois auparavant, mon amour est parti. Le visage dur, sans un mot. Il a pris les quelques affaires qu'il avait chez moi, et il est parti. Comme ça. Depuis, silence radio. Je savais que ça arriverait. Il m'avait prévenue dès le début. Il me le répétait sans cesse, qu'il ne resterait pas, qu'il ne pouvait ni ne voulait s'investir dans une relation profonde et durable. J'ai cru qu'avec moi ce serait différent. Que tout l'amour que j'avais pour lui et que je lui donnais au quotidien lui permettrait de dépasser ses peurs. Je me suis trompée. Ce dimanche-là, il est parti. Il ne reviendra pas, je le sais. Et mon coeur est en miettes. Je dois faire le deuil, je n'y arrive pas.
Il me manque. Ses bras me manquent. Sa peau. Son odeur. Ses mains. Son souffle dans mon cou. Son regard. Son sourire. Il me manque. J'en ai le ventre déchiré. Il me manque. Ca ne passe pas. Et pourtant je dois vivre avec ça, ce trou béant qu'il a laissé en moi. 

J'ai quarante-sept ans, donc, depuis un jour. J'ai quarante-sept ans et je n'ai plus de travail et plus d'amour. 

Je repose mon téléphone. J'ai comme une envie de boire, insidieuse, lacinante. Alors je vais chez mon amie. Heureusement, j'ai des amis. 
Quand elle me demande ce que je compte faire à présent, ce que je veux faire, la réponse me vient : évidente, incontournable, pressante. Je dois partir. Je le dois. 
Ce n'est pas une fuite. Ce n'est pas définitif. J'ai seulement besoin de me retrouver seule, enfin seule, absolument seule face à moi-même. Hors du quotidien, loin du confort illusoire de la technologie et de notre société. Je me vois, marchant avec mon sac à dos, puis montant mon bivouac en pleine nature. Je me vois planter ma tente, faire mon feu, monter un abri avec une bâche, faire cuire mon repas, regarder les flammes mouvantes dans la nuit qui tombe... 
Alors je lui parle de ce projet que j'ai depuis deux ans environ. Prendre le chemin de Saint-Jacques de Compostelle puisqu'il passe au beau milieu de notre village, et le suivre. Tout simplement. Partir quelques jours, quelques nuits. Revenir en transports en commun. Puis repartir, quand je veux, quand je peux, deux jours ou deux mois, peu importe. 

Je ne sais pas pourquoi, mais je sais que c'est ce dont j'ai besoin. Je dois réfléchir, je dois faire le point, je dois retrouver le sens de ma vie car je l'ai totalement perdu. Je sais que j'aurai des choix à faire, des décisions à prendre. Je ne serai plus jamais commerciale. C'est une certitude. Mais quoi ? Je ne veux pas y réfléchir maintenant. Je ne peux pas. 
Et puis je dois faire le deuil de mon amour. Pour cela, je dois quitter mon cadre de vie, mes petites habitudes, mon confort. Je dois me recentrer, n'écouter que mes besoins les plus primaires, et y répondre : manger, boire, dormir, marcher, me reposer. Loin de tout et de tous. 
Peut-être me trouverai-je. Peut-être pas. Peut-être que je ne supporterai pas les bruits de la nuit, que la solitude m'étouffera et mes peurs aussi. Mais je dois savoir. 

Alors je vais le faire. Et je sens que cette décision, aussi étrange soit-elle, me porte et me permet de rester la tête hors de l'eau. Tel un bouchon de liège en pleine tempête...
 

lundi 31 juillet 2017

UN ASCENSEUR AU FOND DU PRECIPICE


Quand je ne vais pas bien, j'écris. Je l'ai toujours fait, enfin depuis mes 10 ans. J'ai tenu un journal de 10 à 16 ans, puis j'ai arrêté de le faire de façon régulière. Mais dès que ça se bouscule trop dans ma tête, dès que la souffrance est trop forte, j'écris tout ce que je ressens. Et ensuite, je vais mieux.
D'habitude, je ne me relis pas. Et surtout, je ne fais pas lire ces mots qui ne servent qu'à me soulager.

Mais une fois n'est pas coutume. Je vais partager sur ce blog cette tranche de vie de Septembre à Novembre 2015, et vous allez très vite comprendre pourquoi.
Cela correspond à la période où ma thérapeute de l'époque m'a parlé pour la première fois du syndrome d'Asperger et de l'éventualité que cela puisse me concerner. J'y décris toutes mes réflexions, mon rejet, mes résistances, mes obsessions... bref, c'est du live !

Alors,

A tous ceux qui se posent encore la question de l'importance d'un diagnostic... lisez. 
A tous ceux qui ne peuvent imaginer la souffrance dans laquelle nous plonge le fait de ne pas savoir... lisez.
A tous ceux qui auraient envie de minimiser l'importance d'une telle démarche... lisez. 
A tous ceux qui souffrent au point de ne pas savoir s'ils seront encore en vie le lendemain, à tous ceux se pensent fous à lier et bons à interner... lisez.
A tous les psys qui, trop aveuglés par leur formation, ne connaissent rien à l'autisme et se trompent dans leur diagnostic ...lisez.
A celle qui a su émettre les bonnes hypothèses et qui a sauvé ma peau... MERCI.



"Mardi 22 septembre 2015, 22h30.

Fallait que je me relève parce que j’arrive pas à dormir. Et en même temps, faut pas que je me couche trop tard, parce que demain je me lève tôt, j’ai une journée de dingue en perspective, et quand je manque de sommeil je ne suis bonne à rien. Mais à quoi bon rester au lit si c’est pour mordre l’oreiller pour m’empêcher de hurler ? Pour pleurer et avoir mal à en crever ?
Faut que les mots sortent. Ca m’a toujours sauvé. Ce journal que j’ai tenu si longtemps, c’est peut-être grâce à lui que je suis encore vivante. 

Alcoolo, bipolaire ou je sais pas quoi, cinglée en tous cas, mais vivante. La belle affaire, tiens. Je ne sais pas si je vais pouvoir continuer comme ça longtemps, j’en sais rien. Cette douleur… C’est insupportable. Hormis me relever, prendre l’ordi, écrire et fumer. Je ne sais pas si ça va me soulager, je ne sais même pas ce qui peut me soulager. Enfin si, je le sais. Mais je ne veux pas. 
La chimie le pourrait. Mon psychiatre dit que c’est chimique, c’est la chimie du cerveau qui s’est déréglée. En d’autres termes, mes pensées, mes émotions ne m’appartiennent même pas. Ca surgit comme ça, un gros bug en plein jeu, y’a tout qui part en vrille et c’est juste chimique. Donc, médicaments. Traitement. J’ai passé presque 4 ans sous antidépresseurs et vraiment, vraiment, je ne veux pas en reprendre. Ca m’a complètement coupé de moi-même, de ma source de vie. 
J’étais là, normale d’extérieur, mais à l’intérieur, c’était… Pas vide, non. Mais pas moi. Mais c’est qui, ce Moi dont je parle ? C’est quoi ? C’est ma folie ? C’est ça qui me définit ? C’est mon… identité ? Mon authenticité ? Après tout, je ne me souviens pas de moi avant, avant d’être folle, avant d’être accro à la nicotine ou à l’alcool. Je ne me souviens pas de moi avant. 
Avant d’être brisée, avant d’être constamment assaillie par cette douleur bien au-delà de la tristesse ou du cafard. Avant de me rendre compte que ma vie n’a aucun sens, et de continuer à faire comme si. Comme un bon petit soldat.

Se lever le matin. Préparer le petit dej’. Partir bosser. Revenir. Ménage. Bouffe. Courses. TV. Dodo. Et tout recommencer. Inlassablement. Jour après jour. Se dire que non, y’a pas que ça, y’a forcément autre chose, cette autre chose ce sont mes enfants, je suis là pour eux, je suis un mammifère et en tant que mammifère, mon instinct depuis la nuit des temps c’est d’élever et protéger mes petits. Que ça doit pouvoir suffire à ma vie. Mais je suis un mammifère pensant. Et là ça coince. 
Y’a que moi qui voit ça ? Y’a que moi qui sait ça ? Comment ils font, les autres ? Comment ils composent avec tout ça ? Je veux dire, notre monde, notre société ne riment à rien. On nous fait prendre des vessies pour des lanternes, et faut mordre à l’hameçon, et consacrer sa vie à se faire essorer, lessiver, piller intérieurement. Vendre pour un peu de monnaie le meilleur de notre temps, de notre vie, de nos capacités, de nos compétences. Vendre nos ressources, notre planète, notre dignité, nos idéaux, pour rien. L’argent est virtuel, toute la richesse du monde converge vers moins de 100 personnes sur 7 milliards. L’argent n’est rien. Il est créé par les banques et dans les quantités qu’elles veulent. Les riches le détournent. Les pauvres le fantasment. C’est un vaste canular. 
Moi, je sais. Et je préférerais ne pas savoir. Ne pas avoir cette lucidité. 
Je n’arrive pas à me connecter à ma vie. Je n’arrive à rien. Le moindre de mes mouvements me semble totalement absurde, dénué de sens et sans aucun intérêt. Mais je ne sais pas quoi faire d’autre. Je ne sais pas vivre autre chose. 
Je ne sais rien ressentir d’autre que la douleur. Ou la colère. Enfin non, pas exactement, mais ce sont les émotions que je ressens le plus fortement. La joie ? Ca peut m’arriver, mais ça reste en surface. L’amour ? Oui, pour mes enfants. Je ne sais aimer personne d’autre. Enfin, personne de réel. Mais la douleur… Mais la colère… Elles viennent de loin, du plus profond. Elles me submergent, elles sont comme une lame de fond, elles m’entrainent et me roulent sur les rochers et me rejettent toute écorchée. Et je respire un peu. Jusqu’à la vague suivante. Combien de temps je peux tenir ? 
On me dit résiliente. 
C’est juste un réflexe. Quand je sens le fond, je donne un coup de talon. Et je remonte. Mais je m’enfonce à chaque fois plus profond. Y’aura bien un jour où la surface sera trop loin. Ou bien je me laisserai couler une bonne fois pour toute. 

Et pourtant. Je ne suis pas suicidaire. Mais quand j’ai mal comme ça, comme ce soir, comme hier, comme avant-hier et comme demain et les jours suivants, je voudrais juste que ça s’arrête. Que tout s’arrête. Ce soir j’ai plus la force. Je ne supporte plus. Je pense à mes enfants. Pour eux je dois continuer à lutter, je le sais bien. Mais ça fait des années… Je me fatigue. 
Quand je crois que la tempête est passée et que je vais enfin pouvoir atteindre le rivage, une autre lame de fond. Qu’est-ce qui les crée au fond de moi ? D’où elles viennent ? Qu’est-ce qu’elles me veulent ? Qu’est-ce qui peut les faire s’arrêter ? Je cherche, je cherche et je ne trouve pas. 
Ca fait 6 ans que je cherche, que je creuse en moi, que je me décortique, que je retire les armures, les masques, que je me mets à nue, que je range les gants, que je pardonne aux autres et à moi-même, que je me soigne, que je ne picole plus, que j’essaie de vivre pour moi, que je me suis libérée des hommes et de mes parents. 
Et tout ça pour ça ?  

Alors oui, le toubib doit avoir raison. C’est chimique et puis c’est tout. Je prends des p’tites pilules et voilà une mer enfin étale. Sauf que je ne suis pas à la surface. Je suis toujours au fond. Je ne m’y noie pas, mais c’est tout noir. C’est tout froid. C’est tout vide. Au moins je ne meurs pas. La belle affaire. 

Demain, tout à l’heure va falloir se lever et passer toute une longue journée à cacher mes envies de pleurer et de hurler et d’arrêter de respirer. Va falloir rentrer à la maison et sourire à mon fils et lui dire que tout va bien et être calme et aimante comme je le suis d’habitude. Sauf que ce soir, par deux fois je n’ai pas pu, par deux fois je me suis emportée et je l’ai fait souffrir. Et je n’ai pas pu m’en empêcher ! 
Je dois voir Françoise vendredi, ma psychologue. J’ai avancé le rdv, je vais annuler un déjeuner important mais tant pis. Et j’espère pouvoir tenir jusque là. J’espère que ça ne va pas empirer. J’en suis à me demander s’il ne va pas falloir que je demande à son père de s’occuper de B., et d’aller aux urgences psy. J’en suis là. Sauf qu’ils vont me mettre sous cachetons. Sauf que je veux pas. Sauf que j’ai peut-être pas le choix. Et puis quand j’ai mal comme ça, j’ai envie de boire. Une autre façon de me cachetonner finalement. Ca a pas mal fonctionné. Pendant des années. L’alcool, c’était mes antidépresseurs à moi. Sauf que je ne veux pas reboire.
Je ne sais pas quoi faire. Je vais essayer de dormir. En espérant que ça aille mieux demain.
Amen.


Mercredi 23 Septembre, 22h30.

Ok. Je ne suis pas guérie. Je ne le serai jamais. Je suis cinglée. Je le cache aux autres, à moi-même mais les faits sont là, y’a pas que ma mère de folle. Bel héritage.
Ok. Je prétends que cette vie n’est pas la mienne. Mais. Si j’avais le pouvoir de la changer. Qu’en ferais-je ? Et bien la réponse, c’est que je n’en sais rien. J’y ai pensé toute la journée, et je n’en sais rien. Je me suis persuadée pendant longtemps que si j’écrivais, que si j’arrivais à accoucher enfin d’un foutu bouquin, un truc que les gens puissent lire, qu’ils aimeraient comme j’ai aimé Vargas ou Gavalda… ça changerait ma vie. Que si ma vie est laide c’est parce que je n’y arrive pas. Que sortir de l’ombre de l’anonymat résoudrait tous mes problèmes. […]
Mais aujourd’hui je n’en suis pas si sûre. Je ne suis plus sûre de rien. Ce dont je suis sûre ou presque, c’est que je n’arriverai jamais à être un écrivain reconnu. Donc, ma stratégie est mauvaise depuis le départ. Et puis, il n’y a que les ados qui rêvent d’être connus. Star de rock, footballeur ou que sais-je.Et moi je devrais avoir passé l’âge. 
Donc. Quelle serait ma vie si j’avais le pouvoir de la changer en autre chose que celle d’un auteur de best-seller ? Je n’en suis pas certaine, mais je crois que je serais sur les routes. Marcher. Ca a toujours été mon truc, mon désir profond. Si ma fille n’était pas née, j’aurais pris la route à ce moment-là, vers les 20 ans. Et la route m’aurait prise à son tour, et ne m’aurait plus relâchée. Je serais devenue alcoolo encore pire, droguée aussi sans doute, ça n’aurait plus été la route mais la rue. Enfin, je crois. […]

Allez go, au lit. Essayons d’aller rêver. Sans trop pleurer.

vendredi 25 septembre 2015, 7h00

Je vais voir Françoise à 14h. […]
Je ne sais plus ce qui relève de ma maladie psychiatrique ou non. Peut-être que Françoise m’éclairera là-dessus. Parce que je trouve que je me suis bien ressaisie sur ce coup-là. J’ai vraiment cru que j’allais plonger complètement, et puis non. Ca va beaucoup mieux. Le fait d’écrire n’y est pas pour rien, c’est ma catharsis et ça l’a toujours été. Est-ce grâce à ça ? Est-ce grâce à mon régulateur d’humeur ? Ou les deux ? Pffffff… C’est compliqué pour moi, de savoir que je ne suis pas le seul maître à bord de mon vaisseau. Qu’on est deux aux commandes, finalement. Moi, et mes cachetons. J’essaie de ne pas penser à tout ça, mais quand j’y pense, ça me plonge dans des abîmes d’incompréhension. Pourtant, je suis bien obligée d’admettre que je souffre nettement moins, et nettement moins longtemps. Finalement, nous ne sommes que chimie, hormones et impulsions électriques. Vu comme ça, c’est tout de suite nettement moins romantique. 
Bon, je finis ma clope et go pour le marathon quotidien. Mon chef me fout la pression et ça ne me va pas du tout. Va falloir que je prenne le temps d’écrire à ce sujet, mais pas ce matin. Je suis déjà à la bourre.
Go.

16h30.

Je viens de voir Françoise. Elle est bien, cette psy. Elle me fait du bien. 
Peut-être que je ne serais pas bipolaire en fin de compte. Peut-être qu’il s’agit du syndrome d’Asperger. Dans le spectre autistique, on va dire que c’est le plus léger. Elle m’a confié un livre, je vais l’attaquer. Elle m’a dit de prendre des notes. Je vais le faire aussi. Mais c’est bizarre, sans même avoir ouvert le bouquin, mon petit doigt me dit qu’elle a raison. On va voir ça…
Bon, à la lecture des premières pages, rien de flagrant. Oui, c’est vrai, y’a des trucs qui concordent et d’autres, non. Allez, on continue.
19h30 .

J’ai fait une colonne oui (je me reconnais) et une autre non. Force est de constater que la liste est très grande du côté des oui. Mais j’ai pas encore fini le bouquin…

samedi 26 septembre 2015, 6h20.

6h20 et je suis réveillée, un samedi !!  C’est du grand n’importe quoi, alors que je suis crevée. Mais c’est comme ça, quand je suis totalement agitée du bocal, je dors beaucoup moins. Ce qui me fatigue. Or, la fatigue me rend encore plus vulnérable. Ca devient compliqué.
Bon bref, venons-en au sujet. Cette histoire de Syndrome d’Asperger me préoccupe. Longue liste de oui, et brève liste de non. 

Oui pour : pas de maquillage, coiffure simple, androgynie ; univers à moi, l’extérieur est chaotique ; soif de savoir, autodidacte ; grandes capacités de concentration ; ennui à l’école, harcèlement ; bruits ou sensations insupportables (tictac, radio ou tv allumée sans que je la regarde, cris et disputes, vent, les parfums vanillés !, les néons, …) ; besoin pour m’endormir de boules Quiess et d’une lourde couette ;   ne pas supporter les grands magasins et les supermarchés, les séances de shopping ; horreur du froid ; se sentir ½ homme ½ femme ; laisser mes partenaires en amour me choisir ; me sentir étrangère, d’une autre planète ; pas ou peu d’amis ; surtout pas d’activités de groupe, pas d’endroit avec trop de monde, trop bruyants (j’adore nager mais je ne supporte ni la plage ni la piscine) ; garder un emploi ; dépression sans volonté de passage à l’acte ; accès de colère, surtout face à l’injustice (plutôt dans mon enfance) ; couper les ponts (plus ou moins).

Non pour : ne pas savoir quand m’arrêter dans mes occupations (mais vrai quand j’étais petite) ; autostimulation (sauf si fumer en est une) ; pas de sentiment de honte par rapport aux règles (mais traumatisant dans mon enfance) ; mutisme sélectif ; tics ; peur d’être mère, difficultés à la ressentir, à l’être ; nécessité de contrôler (mais ça je n’en suis pas si sûre), rituels de routine (là encore je ne pense pas, mais des tas de choses m’angoissent si ça ne se passe pas comme je l’ai prévu) ;côté enfantin, immaturité ; manque d’empathie et de tact ; problèmes gastriques (sauf que… SPA par exemple)

Donc voilà. J
Je me dis que dans la colonne des oui, c’est plutôt une accumulation de détails qui ne me semblent pas importants ni révélateurs en soi, alors que dans les non il y a vraiment des symptômes caractéristiques de l’autisme, comme l’autostimulation, le mutisme sélectif ou le besoin de contrôle, les tics et les toc. 
Toutes ces petites choses font-elles de moi une Asperger ? 
D’un autre côté, mes souvenirs d’enfant sont ceux d’une Asperger. La lecture compulsive. Toutes ces heures sur ma flûte à bec. Le monde que je m’étais créé, mes jeux sans jouets, genre jeux de rôle. Mes colères, incontrôlables, qui me submergeaient totalement, même en public. Cette nécessité de m’isoler pour y mettre fin. 

Mais aujourd’hui ? Reste cette difficulté à m’intégrer, à avoir des amis, à participer à des activités, à sortir dans des endroits bruyants et surpeuplés. Ce besoin d’être seule, de silence, de calme. Ces effondrements de l’humeur. Cette incompréhension du monde qui m’entoure et de ses règles, de ses codes. Cette incapacité à communiquer « normalement », de façon superficielle.  
J’arrive à dominer ma colère. Mais parfois, parfois elle peut encore m’envahir. Pourtant j’y ai beaucoup travaillé. Comme ils me l’ont dit en cure, j’ai tellement voulu étouffer ma colère que j’ai étouffé avec elle toutes mes autres émotions. 
J’arrive à intégrer les codes d’un comportement social normal (au travail par exemple) et à les appliquer. Mais c’est vrai aussi que je ne fais pas cet effort dans ma vie privée. Du coup je ne vais pas vers les autres, et je suis seule. Exceptée mon amie J., je n’ai personne autour de moi. 
C’est vrai aussi que mon espace personnel compte beaucoup pour moi. J’ai du mal à supporter qu’on l’envahisse, que d’autres l’investissent, je ne peux plus concevoir la vie à deux à cause de ça notamment, et j’ai besoin d’ordre sinon ça m’angoisse. Là par exemple, je trouve ma maison sale et en désordre, et je vais consacrer pas mal d’heures et d’énergie ce weekend à faire le ménage. Alors qu’en fait, je rêve de me faire deux jours de marche sur le chemin de St Jacques. Mais je sais aussi que je ne pourrais y aller que quand j’aurai fait le ménage. Les choses que B. laisse trainer dans notre espace commun (qui est en fait le mien) m’agressent et m’insupportent. 
Donc, si je résume, les seuls symptômes que je suis sûre de ne pas avoir sont l’autostimulation et le mutisme sélectif. Suffisent-ils à écarter le diagnostic d’Asperger ? 
Je parle d’autre part d’amélioration. Or un handicap, par définition, ne s’améliore pas et ne se soigne pas, contrairement à une maladie. 
Sauf que, comme me l’expliquait Françoise, mon THQI me permet de masquer certains symptômes et prend le pas sur l’Asperger, ce qui rend le diagnostic encore plus difficile.
Je pense qu’elle a raison, que je suis une Asperger. Ce qui me fait dire ça au final, ce sont mes souvenirs d’enfance qui correspondent énormément à ce qui est décrit dans le bouquin. Ca, et le fait que je n’ai jamais adhéré au diagnostic de bipolarité et à cette idée de maladie psychiatrique. On ne naît pas malade, on le devient. On ne naît pas bipolaire. Or, moi je suis née comme ça. Ce qui semble corroborer l’Asperger. 

De malade me voilà autiste. 
La peste ou le choléra ? Ca me serre les tripes quand même, tout ça. Mais je ne vais pas me cacher derrière mon petit doigt. Si les psys que je vois cherchent à ce point à me coller une étiquette, c’est bien parce qu’il y a quelque chose de différent en moi, de dysfonctionnant. Pas de fumée sans feu.
Bon ben voilà. Y’a plus qu’à digérer l’info. 

23H45

B. dort chez son père, il est allé chez J. dans la journée. J’ai pu être enfin seule. J’ai rien foutu. J’ai regardé deux films, j’ai dormi, j’ai mangé, j’ai fumé. J’ai l’impression d’être passée dans le tambour d’une machine à laver, programme essorage. 
J’ai lu des trucs sur internet, j’ai même passé des tests. Si je suis Asperger, franchement c’est pas flagrant. Moi je pense que tout ce qui peut paraitre différent des autres, c’est surtout lié à mon THQI. C’est ça qui m’isole, qui me place « à côté », pas au-dessus ou en dessous mais à côté, sur un plan différent. Je ne pense pas qu’il faille chercher plus loin. Alors oui, ça peut paraitre être des comportements autistiques, mais c’est tout. En puis je ne pense pas qu’il y ait d’Asperger dans ma famille, ça se transmettrait, ce truc-là. Ma mère est folle, mais je ne pense pas qu’elle soit Asperger. C’est autre chose. Quoi, j’en sais rien, je ne suis pas psychiatre. Mais pour moi, c’est pas ça. 
En fait ça me prend le chou, tout ça. Je suis… comme je suis, voilà, ça s’arrête là. Je ne suis pas malade, c’est une certitude. Je suis THQI, c’est une certitude aussi. C’est même l’élément le plus déterminant de ma personnalité, le plus problématique aussi MAIS ce n’est pas pathologique, et ce n’est pas un handicap non plus. Tiens, d’ailleurs je vais aussi faire la liste de tous ces petits trucs que ressentent les HQI, et voir ceux qui me parlent le plus. Je suis sûre de trouver beaucoup plus de points communs avec les THQI qu’avec les Asperger. Allons-y.

Alors voilà déjà ce que je viens de trouver :
- Sensation de facilité dans les petites classes. Pas d'apprentissage de la nécessité de faire des efforts
- Par la suite, ennui insupportable en classe. Hostilité vis-à-vis de l'école, effondrement des notes. Rêverie, TDA/H.
- Dispersion de l'énergie sur plein de centres d'intérêts sans approfondissement, comportement de scanneur
- Difficulté à supporter les  « idiots »
- Exigence d'exactitude
- Utilisation privilégiée du paradoxe et de la métaphore dans les réponses aux questions
- Manque de confiance dans les autres, difficulté à déléguer 
- Hostilité vis-à-vis de l'autorité, rébellion, attitude négative, tendance forte au pessimisme
- Tendance à la solitude voire à l'isolement social si l'écart de QI avec l'environnement immédiat est trop important (distance proche de ou supérieure à 2 écarts types). Sentiment important de marginalisation sociale, sensation d'être un étranger. Dans les cas extrêmes, à la préadolescence ou à l'adolescence, tentative de suicide, et à l'âge adulte, rejet de l'opinion d'autrui, et comportement d'original voire de cinglé
- Risque d'avoir des “problèmes psy” lourds, voire de se retrouver hospitalisé en psychiatrie 
- Taux de mortalité par maladie, accident (parfois mal expliqué) ou suicide anormalement élevé (2 à 3 fois supérieur à la moyenne nationale)
- Parfois des tendances autistiques (syndrome d'Asperger).

Alors là y’a pas photo. C’est oui à tout. Continuons les recherches.
Et là je viens de trouver un tableau qui prendrait 3 pages si je faisais un copié/collé. Vaut mieux que je mette le lien. 
Et là, c’est tout aussi flagrant. Je me reconnais partout. Donc ? 
Je vais dans un second temps voir tous les points communs entre les symptômes Asperger et les troubles liés au THQI. Ca va être très très parlant. Mais il fera jour demain.

lundi 28 septembre 2015, 6h50

Levée tôt aujourd’hui, j’avais pas mal de trucs à faire pour le boulot mais c’est bon, je suis au point pour ma journée.
J’ai bien bossé ce weekend, sur Asperger versus THQI. Je voulais apporter la démonstration de ce que j’avance, à savoir que mes particularités de fonctionnement viennent plutôt de ma douance. J’ai donc fait deux ensembles, et leur « intersection » (ça ne s’appelle pas comme ça en langage mathématique mais ça ne me revient pas, les cours sur les ensembles c’était en sixième !), car il y pas mal de points communs entre les deux. De même qu’il y a pas mal de points communs entre la bipolarité et le THQI. D’où les erreurs de diagnostic, je pense.
Si l’on ne regarde que ces symptômes communs, je suis d’accord pour dire que ça ressemble fort au syndrome d’Asperger. Mais il y a tous les autres, ceux qui sont propres à chaque singularité. Et là, y’a pas photo. Je me retrouve vraiment dans la longue liste de ce que ressentent les HQI. A tel point que c’en est flippant, d’ailleurs. Comment cette singularité peut-elle déterminer à ce point tout ce que je pense et ce que je ressens, y compris dans ma relation aux autres, au travail, à l’amour ? 
De plus, certaines particularités des THQI sont antinomiques avec celles d’Asperger. Prenons l’empathie par exemple. Très marquée chez les HQI, elle est inexistante chez les Asperger. Les HQI peuvent deviner intuitivement qui est l’autre et le cerner avec beaucoup de justesse, là où l’Asperger ne peut pas même pas interpréter le langage non-corporel ! 
Pour moi, la conclusion est évidente. Je suis HQI et point barre. C’est une certitude, et à mon sens il n’y a pas besoin de chercher plus loin. Quant à continuer à prendre mes régulateurs d’humeur, pourquoi pas puisqu’ils me maintiennent dans une zone de confort où mes émotions ne présentent pas trop de danger pour moi-même, le principal étant la rechute dans l’alcool.
Bon ben voilà. Enquête terminée, dossier classé. Reste plus qu’à voir ça avec Françoise et qu’elle me dise ce qu’elle en pense.
Et c’est parti pour une nouvelle semaine d’intense labeur. Prenez pitié de nous, pauvres travailleurs…

mercredi 30 septembre, 16h45

Suis rentrée tôt aujourd’hui. Je suis vannée. Il reste encore deux jours à tirer. Faut dire que je me levais à 5h45 tellement j’avais de trucs à faire pour le boulot. Et je me pose rarement avant 20h30. Y’a quand même de quoi être fatiguée…
Sur cette histoire d’Asperger, j’ai beau avoir dit que le dossier est classé, ça continue de me trotter dans la tête. Ben oui, je suis comme ça… Trop facile, sinon. 
Bref. Françoise m’a demandé si ma mère ne pourrait pas être Asperger (vu que ça se refile de génération en génération), et j’ai botté direct en touche. Elle est marteau oui, mais Asperger, non. Mais après réflexion…
Besoin de routine, rituels, tics et tocs, accès de colère, dépressions, répéter plusieurs fois la même chose (quand « elle se met en boucle » selon ma propre expression), se retrouver la « proie » de partenaires pervers et dominateurs (ne serait-ce pas un JC, ça ?), se couper du monde extérieur (sa radio à l’oreille depuis quelques temps, ses Sudoku, …) Et si c’était ça ?
Et si c’est bel et bien ça (et ça y ressemble fortement, et ça expliquerait bien des choses…) alors moi, je le serais aussi, selon toute probabilité ? C’est sûr que c’est ça qui va ressortir. Dans les tests que j’ai pu passer en ligne et qui valent ce qu’ils valent, je suis très légèrement Asperger. Françoise va m’en faire passer mercredi prochain, et ça va tendre aussi vers l’Asperger, ça c’est sûr. Corroboré évidemment par le fait que ma mère en est sans doute une aussi. Si c’est le cas, faudra sans doute que je lui en parle. Ou pas, d’ailleurs. Ca l’avancerait à quoi, de l’apprendre à presque 70 ans ?
Je sens que je vais gamberger jusqu’à mon rdv avec Françoise. J’espère qu’elle pourra me donner quelques réponses. Parce que ça me perturbe, cette idée d’être Asperger, même très légèrement. Ca ne me plait pas. Pas plus que cette histoire de bipolarité. Quelque chose me dit que non, ce n’est pas possible, je ne le suis pas mais alors pas du tout. Et quelque chose me dit que si, ça se pourrait bien quand même, et que si je le suis de façon si légère, c’est parce que mon HQI est parvenu à atténuer voire gommer certains symptômes. C’est ce qu’avait l’air de dire Françoise, en tous cas.
Allez, je vais aller faire un peu de cerf-volant avec mon p’tit loup, ça peut pas nous faire de mal.

Samedi 17 Octobre, 16h45.

Depuis que cette espèce de tsunami émotionnel m’a submergée, ça ne va pas fort, autant le dire. 
C’est comme si des digues s’étaient rompues, à l’intérieur de moi. Tout ce que je refoule depuis si longtemps. Et la quête de mon identité… 
Je dors peu et mal, je suis crevée toute la journée, le cerveau mouline sans arrêt, ça m’épuise. Je suis de nouveau dans une période obsessionnelle. Je me suis remise au poker en ligne. Et je ne pense qu’à mon boulot. Quand je me réveille, peu importe l’heure, je me rends compte que j’étais en train de penser à mon boulot. J’ai des objectifs à atteindre pour la fin de l’année, y’a de l’argent en jeu. 
D’habitude ça ne me prend pas la tête comme ça, mais là c’est parce que je suis dans une phase obsessionnelle. Je commence à mieux comprendre comment je fonctionne, c’est déjà ça. Donc je ne lutte pas. Je pense aussi que j’ai besoin de pensées « de surface » très prenantes pour que mon cerveau aborde les vrais problèmes en tâches de fond.
J’ai fait le test d’Asperger avec Françoise, ça rejoint mes conclusions. Difficile à dire. Peut-être bien que oui, les symptômes sont plus marqués dans mon enfance, et puis peut-être bien que non, j’ai répondu non à certaines questions révélatrices d’Asperger. Alors ? Je reprends les paroles de Françoise : « tout ça pour vous dire, Sophie, que non, vous n’êtes pas cinglée. »
C’est le principal, non ? 

Et puis, une autre certitude, c’est que je ne suis pas « neurotypique » (c’est comme ça qu’on dit). HQI ça c’est sûr, HQI + un soupçon d’Asperger c’est probable.
Je viens d’acheter à la Fnac "Différence et souffrance de l'adulte surdoué", c’est arrivé ce matin. Je voudrais le faire lire à ma fille quand je vais aller la voir la semaine prochaine, et puis à mon père aussi. C’est important pour moi, je crois, mais aussi pour eux. Qu’ils sachent enfin non pas QUI je suis (j’aimerais bien le savoir moi-même), mais POURQUOI je suis … comme ça, différente, incompréhensible parfois. 

Je me rends compte que quand on est différent, on ne se pense pas différent. On perçoit la différence DES AUTRES, pas la sienne propre. Je veux dire par là, c’est ce dont je me rends compte en ce moment, que ce sont les autres que je perçois comme différents de moi. Et pas l’inverse !
Ce que ça change ? Tout ! 

Depuis que je suis toute petite, j’essaie de comprendre comment fonctionnent les autres. Par exemple, je me souviens que je tendais la main gauche pour dire bonjour. C’était comme ça. Moi ça me semblait normal de dire bonjour avec la main gauche, mais tout le monde tendait sa main droite. Alors j’ai appris à faire comme les autres. Et pour plein d’autres choses. 
En fait, pour toute chose. Je me calque sur les autres, j’ai essayé toute ma vie de le faire, avec plus ou moins de succès, mais sans y parvenir vraiment. Ils sont différents de moi, et j’en ai marre d’essayer de gommer ces différences. Je n’y arriverai jamais, et ça m’épuise, ça me bouffe toute mon énergie, ça m’a muselée pendant plus de 40 ans et ça aurait pu me tuer.
Donc l’enjeu aujourd’hui, c’est de comprendre comment moi, je fonctionne. Non pas comment les autres fonctionnent. Mais comment MOI, je fonctionne. Intégrer mes particularités qui sont d’ailleurs des normes dans mon groupe de référence, les HQI. Me faire comprendre à moi-même et faire comprendre à mes proches que, pour une HQI, ou une HQ/Asperger, et bien je suis on ne peut plus normale. Ce bouquin va m’y aider. Françoise m’aide aussi. 
Et je pense que quand j’aurai posé tout ça, ça ira nettement mieux. Et mes obsessions du moment, elles sont normales, pour mon fonctionnement à moi. 
Et puis c’est tout.

Dimanche 18 octobre, 11h20

Je suis quand même arrivée à dormir 8h cette nuit. Minuit – 8h. Et encore un peu ce matin. Malgré ça, je suis fatiguée. Quand je me réveille mon cerveau tourne à 100 à l’heure, il ne s’arrête pas quand je dors. Je me réveille et c’est comme reprendre une conversation en cours, ça parle boulot ou poker ou HQI. 

J’ai toujours autant mal partout, surtout au réveil. Longue poussé inflammatoire, j’ai l’habitude, ça peut durer deux ans avec un peu de malchance.

Je relis « les Déferlantes » et je me régale. 

Je joue au poker et je gagne. Sit’n Go fifty. C’est une bonne formule pour moi. Le jeu n’est pas linéaire, les blind te poussent au cul et faut savoir partir à tapis au bon moment, les joueurs sont plutôt tight et ne font pas n’importe quoi. Calculer les cotes, deviner le mode de jeu de chacun, au moins là ça marche. Je joue en ouvrant quatre tables à la fois. Comme ça mon cerveau tourne à fond, il faut étudier très vite tous les paramètres et prendre une décision en quelques secondes. Mes neurones sont contents, ils tournent à plein régime. Mais plus je les fais tourner et plus ils en redemandent. C’est la quadrature du cercle. Peut-être que ça s’arrêtera. 
Ou pas.

13h

Je lis le bouquin sur les surdoués et ça aussi ça me déprime. Je me reconnais dans les particularités de fonctionnement, c’est clair, mais pas dans les témoignages. Ce sont des gens qui ont réussi. Ils ont fait des études, ils te résolvent des équations complexes les doigts dans le nez, ce sont des tronches, ils ont un bon job. Moi je n’ai rien de tout ça…

22h50

B. est chez J., j’ai pu passer la soirée seule. Dès que je suis seule, je m’enfonce dans une sorte de … marasme. Un truc bien à moi, mi tranquille, mi cafardeux, un peu actif mais pas trop, je me visualise mes petits plaisirs et j’enrage quand quelque chose vient perturber ça, comme le téléphone. 
D’ailleurs je ne réponds pas. Il a fallu que j’appelle ce soir mon père, ma mère et mon frère (ben oui, on est dimanche) et c’était la corvée, parce que je ne l’avais pas prévu dans mon programme de soirée. Je ne l’avais pas visualisé.
Je traite les autres de cinglés, mais je suis pas mal dans mon genre… Je me rends de plus en plus compte du gouffre qui me sépare de la normalité, des normes. J’essaie de prendre de la distance vis-à-vis de moi, de me regarder faire de l’extérieur. Pas à dire, y’a un gouffre… Il va falloir que j’arrive à mettre des mots sur tout ça, prendre tous mes décalages, petits et grands, les écrire et les décrire, me scanner à fond. Et demander à Françoise de m’aider à faire quelque chose de tout ça. 

Allez, je finis mes tables de poker et dodo.

lundi 19 octobre 2015, 08h40

J’ai bien dormi cette nuit. Pas mis mon réveil et levée à 8h. Un peu tard pour attaquer une nouvelle semaine, mais au moins je me sens reposée. 
Je voulais tracer sur les routes dès ce matin, manque de bol ma tablette n’est pas chargée, j’ai oublié de la mettre en charge hier soir. Oubli freudien ? En tous cas, je suis coincée à la maison pour la matinée. Pas grave, je me rattraperai cet après-midi. J’ai pas mal de coups de fil à passer, de toutes façons. 
Et quand je me suis réveillée, j’étais encore en train de penser au boulot. Sauf que là c’était constructif, j’ai eu une pure bonne idée. Faut que je voie ça avec mon collègue A.

Sinon je viens de tout relire, j’avais eu la flemme jusque là. Je trouve que j’avance bien. Exit l’hypothèse de la maladie psychiatrique. Je crois que c’est là l’essentiel à retenir. Et je me sens nettement mieux de savoir que non, je ne suis pas malade. Je suis juste foutue différemment. J’ai très envie de le faire comprendre à mon entourage, je ne suis pas tout à fait prête pour l’instant, faut que j’avance dans la lecture de mon bouquin, mais quand je le serai je leur en parlerai, ça c’est sûr. 
J’en veux aussi à mes parents de ne pas avoir détecté tout ça plus tôt, d’avoir essayé de me faire rentrer dans le moule coûte que coûte (je pense à leurs punitions alors que mes réactions étaient juste différentes) sans jamais se poser les bonnes questions. Dolto et Betelheim avaient déjà écrit de nombreux ouvrages à l’époque, on ne voyait plus l’enfant de la même façon. De nombreux indicateurs auraient dû leur mettre la puce à l’oreille mais non. Leur seule préoccupation, c’était de me rendre « normale ». Comme si moi je ne tenais aucun compte de la dyspraxie de B. Sa vie serait un enfer ! On ne peut pas faire courir un 100m à un cul-de-jatte, bon sang ! C’est donc si difficile à comprendre ? 
Pour moi, il est trop tard pour certaines choses, mais sans doute pas pour toutes. C’est là-dessus qu’il faut que j’avance. Que je continue à avancer. Parce que maintenant, j’ai les bonnes cartes en main. Enfin."

*
*     *

Il a fallu attendre encore quelques mois et le coup de génie de Françoise qui m'a invitée mine de rien à venir assister à cette conférence sur l'autisme Asperger et de Haut Niveau à Lorient pour que je sorte -enfin- de mon déni, et que j'accepte le fait que je suis Asperger. 

Quant à la suite, tout est là, dans ce blog. 

Ce texte, il me semblait important de vous le livrer. Parce que si, quand même, il y a "des ascenseurs au fond des précipices". Thiefaine a tort sur ce coup-là. 
Et c'en est la preuve !

Aujourd'hui je vais bien. Vraiment bien. Je continue ma Thérapie Cognitive et Comportementale. J'en tire énormément de bénéfices. J'ai pu me reconnecter à certaines de mes émotions. Retrouver une certaine spontanéité. Une certaine confiance en moi. Une certaine estime de moi. 

J'apprends à aimer.
A être aimée.
A vibrer.
A être Moi.
A être heureuse.

Et c'est ce que je vous souhaite, à tous !


Be yourself and enjoy. 





mardi 23 mai 2017

"Le Prédicateur" (nouvelle) : un bref instant de la vie d'un Asperger, vue de l'intérieur...

LE PREDICATEUR





Il rentrait du bahut et franchement, franchement il en avait plein la tête.

Dès la sonnerie de fin des cours, il s’était précipité dehors et là, sur le trottoir, en face des grilles du lycée, ses potes et lui avaient vaguement réfléchi à quoi faire. 
Fatza avait proposé d’aller taper un foot contre les manchots du quartier sud, histoire de leur mettre une bonne branlée. Axel voulait s’engloutir une maxi-frite et un Sunday caramel au Mac Do, Killian et Nikita se roulaient déjà des grosses pelles bien baveuses et lui, lui il ne voulait rien de tout ça. Alors il leur a dit, sans moi les gars, faut que je rentre, à plus dans l’bus et là bien sûr il s’est fait traiter de lâcheur et de relou, Nikita lui a dit c’est ça, t’es trop con mais on t’aime quand même, elle avait les lèvres toute brillantes d’une salive qui n’était pas la sienne, il leur a souri et s’est éloigné.

Là où il allait d’un bon pas, sa besace du surplus de l’armée lui battant le flan, personne ne l’y suivait jamais. C’était son coin à lui, son refuge, son île déserte, son palais, son tapis volant. C’était un instant volé au fracas du monde, c’était le retour d’Ulysse, le repos du guerrier.   
Ça lui faisait un peu de marche, un bon détour même, mais ce détour il le faisait tous les jours où il ne pleuvait pas et où on ne se caillait pas trop les miches. Un jour comme aujourd’hui, quoi.
Un de ces jours passés à regarder le ciel inaccessible et bleu par le fenêtre pas très propre d’une salle de cours surchargée. Les corps transpirent pendant que les esprits somnolent dans les vapeurs trop sucrées des parfums des filles. Une de ces journées où l’on se dit sans pouvoir s’y résigner que c’est encore une journée de foutue, une journée de plus sauvagement sacrifiée sur l’autel de l’Éducation Pour Tous, les élèves sont des oies qu’on gave mais les oies sont gavées, elles ne peuvent plus rien avaler mais elles doivent rester là, le dos bien voûté sur leurs putains de chaises en bois qui finissent par vous faire rentrer le coccyx dans les amygdales. Pendant ce temps le printemps passe.

Et le ciel reste vide. 


Il aurait pu prendre le bus jusqu’à la gare, le parc Verlaine était juste en face et ça lui aurait économisé vingt bonnes minutes de marche, mais il n’en pouvait plus de se retrouver coincé entre des corps qu’il ne choisissait pas. En cours, dans les couloirs, au réfectoire… Partout. Tout le temps. Alors, les transports en commun ? C’était au-dessus de ses forces. Et puis, il aimait marcher.
Mains dans les poches et nez en l’air, il se laissait traverser par les bruits, les odeurs, les visages, les regards. Il était sans filtre et sans mémoire. Il était vacant, totalement ouvert à tous les vents et aux moindres détails. 
Ici, ce pissenlit têtu entre pierre et bitume et juste à son pied, précisément à son pied, une plume. Et là, ce haut mur noirci chapeauté de tuiles rouges dont seules trois sont ébréchées, qu’y avait-t-il donc derrière ?  un entrepôt ? Un terrain vague ? Un manoir en ruine ? Ou bien rien que le néant, si ce mur qu’il longeait était la seule frontière entre lui et le rebord du monde ? Et là encore, cette myriade de taches entre vert et gris sur le blanc tape-à-l’œil des dalles de la rue piétonne : l’arrogance du faux marbre vaincue par des milliers de chewing-gums usagés !

Mais aussi. Les franges élimées d’une écharpe qui n’a plus de couleurs. Un regard aussi bleu et froid qu’un glacier. Des lèvres rouges et charnues comme des cerises. D’autres toutes pincées, réduites à un simple trait amer. Là, un chapeau tout noir sur un crâne tout chauve. Ici un tout petit dragon tatoué sur une nuque fragile.

Mais encore. Une odeur de gâteau qui rappelle que la douceur existe et tout de suite après, l’odeur de pourriture d’une poubelle qui déborde. Les odeurs de fleurs, de merdes de chien, du pain qui cuit, des gaz d’échappement, de l’herbe tondue, de l’urine.

La vie, quoi.


A l’entrée du parc il y avait Dédé. Il y avait aussi la couverture de Dédé, les sacs de Dédé, deux grands sacs bleus Ikea (ils pourraient quand même lui filer du fric, avec toute la pub qu’il leur faisait), un autre à carreaux bleus et rouges avec une fermeture éclair, il y avait enfin le caddy de Dédé avec dedans tout le fourbi de Dédé. 
Il faisait partie du décor, comme le petit muret contre lequel il s’adossait, comme la grille en fer forgé que le gardien fermait tous les jours à 20h, comme les arbres derrières et les allées sablées et les jeux pour enfants et les bancs et les mômes qui braillent et les mamans qui papotent et les nounous qui baillent.

Il était là, Dédé, avec sa barbe dégueulasse (c’est mon bavoir et mon garde-manger, petit !), ses yeux pétillants et ses chicots de guingois dans sa bouche qui se marrait tout le temps.
Il lui a refilé les trois bouts de pain qu’il avait chouravés à la cantine (surtout pas de crouton, hein, tu voudrais que je les mâche avec quoi ?), les deux vache-qui-rit et le yaourt à la cerise. Dédé, il préférait ceux à la fraise mais là, il n’y avait plus le choix, alors bon la cerise ça change un peu, et puis ça reste un fruit rouge.

Il a poussé les grilles et a pris sur sa gauche, vers le kiosque à musique puis l’étang. Il allait devoir marcher encore un peu, croiser encore quelques chiens au bout de quelques laisses (grâce auxquels il avait acquis une certitude : ce sont les chiens qui promènent leurs maîtres, et non l’inverse), s’interroger sur quelques joggeurs (vers quoi courent-ils ? Ou que fuient-ils ?) et mater les culs gainés d’acrylique de quelques sportives enthousiastes.

Enfin il le verrait. Son Penseur de Rodin, son Guetteur, son Ecouteur, son Pleureur, son Saule. 
Il prendrait ce tout petit sentier qui le mènerait à cette toute petite presqu’île. Il ferait bien gaffe à ne pas marcher dans les fientes de canard. Il écarterait le lourd rideau végétal qui se refermerait sur lui et sur le monde, enfin. Après l’avoir essuyé, il s’installerait sur son siège de fortune, une planche de récup’ sur deux parpaings. Les jambes allongées devant lui, le dos collé au tronc, il soupirerait d’aise et fermerait les yeux. 
Alors, le bruissement si particulier du feuillage dans la brise, cette chanson de pluie à lui seul adressée, ce murmure de cascade où son âme irait boire, il s’en emplirait, il s’y vautrerait, il en pleurerait un peu, aussi. Il en oublierait l’espace, le temps et l’attraction terrestre, il s’y dissoudrait.

Puis il renaitrait aux mondes. 

En premier, il y aurait ce monde végétal et mouvant à l’odeur de mousse et d’humus. En écartant lentement les feuilles il y aurait le deuxième monde, l’aquatique, l’impalpable, l’étang comme une flaque de mercure et peu importe ce qui peut vivre en son ventre, dans ses eaux lourdes et son odeur de vase. Il y aurait le minéral, dont il ignore tout et dont il ne veut rien savoir et pour finir, le dernier des mondes. Le sien. Le nôtre. Celui qu’on habite, qu’on saccage, qu’on oublie, qu’on subit, qu’on domine. Ce monde qui l’interpelait, l’agressait, le choquait, l’énervait, le harcelait par sa fureur cacophonique et nauséabonde, il aurait de nouveau la force d’y tenir sa place le temps qu’il faudrait, le temps qu’il pourrait. Jusqu’à sa prochaine visite.

C’était le but.

Sauf qu’il y avait cet attroupement autour du kiosque à musique et c’était tout à fait inhabituel. 
Cet assemblage de bois gravé à la pointe du couteau des initiales de générations d’amoureux qui s’étaient bécotés sur ses bancs, personne n’y prêtait plus attention. Les tourterelles avaient chassé les tourtereaux, et le blanc-gris dégoulinant des crottes de pigeons avait peu à peu recouvert les peintures vives qu’il arborait du temps des valses musettes et des quintets à corde, des robes à frous-frous, des ombrelles, des canotiers et des moustaches en guidon de vélo.

Agacé par ce fâcheux contretemps, il s’approcha néanmoins. Ce n’était pas de la simple curiosité, c’était sa philosophie de vie.  
Veni, vidi. Je suis venu, j’ai vu (le « j’ai vaincu », il le laissait aux autres et oui, il faisait du latin et en plus, il aimait ça, autant que la littérature classique, les maths et la physique et non, il n’était pas pour autant l’intello de service, le fayot des profs et la tête de turc de la classe. D’accord ses potes le surnommait « Boss », mais ça n’avait rien à voir, c’était juste parce qu’il s’appelait Hugo alors Hugo Boss, ça les faisait marrer et lui aussi d’ailleurs, et valait mieux se faire appeler Boss que Larbin ou Balais à Chiottes). 
Ce qu’il avait compris, c’est que la vie est un spectacle et que tant qu’à y assister, mieux valait le faire du premier rang et n’en pas perdre une miette.
Il fendit donc le groupe qui lui barrait le passage pour se retrouver face à cet homme qui haranguait les passants depuis le kiosque délabré dont il avait fait son estrade.

« … et en vérité je vous le dis, l’heure n’est plus au repentir… » 
Ah le con. Il s’était planté dans la programmation de son téléporteur, ou quoi ? Il se croyait à Central Park ? Ben non mon gros, t’es juste à Trifouillis-les-Plages, là où tes potes prédicateurs ne mettront jamais les pieds parce qu’il n’y aura jamais personne pour les écouter.

« … la Colère Divine est sur nous, nous L’avons attirée, nous L’avons méritée. Elle était écrite et Elle va se déchaîner, n’en sentez-vous pas déjà le Souffle ardent ? »
Le bonhomme mettait des majuscules partout. C’en était gonflant.

« … L’Armageddon est proche, j’en suis le Messager ! »
Non mais franchement. Avec sa coupe de Playmobil, son corps de lâche et ses poils sur les bras, ce type se prenait vraiment pour un messager ? Il avait encore un peu de taf avant d’être crédible, à commencer par un total relooking et pas mal de muscu. Ce qui ne changerait rien à son insupportable voix de crécelle mais bon, nobody’s perfect, ce serait déjà mieux.

« Par la main de Dieu, nous allons tous périr… »
Waouh le scoop. Il croyait lui apprendre quelque chose, là ? Comme s’il ne savait pas déjà que dès le jour de sa naissance il avait été condamné à mort ? Et que c’était pareil pour tout le monde, même pour les gens qu’on aime ?

« … la race humaine s’éteindra… »
Ah d’accord, c’était là où il voulait en venir. Bon alors là, rectification immédiate. La race humaine s’éteindra, certes, et dans un avenir relativement proche à l’échelle de l’histoire de la Terre vu que la sixième extinction de masse est déjà en cours et que c’est un fait avéré, re-certes, mais certainement pas par la main de Dieu. 
C’est la main de Dieu qui balance à la mer des millions de tonnes de bouteilles plastique, de pétrole, de métaux lourds et de déchets radioactifs ? Non, c’est la main de l’homme. Il est bien assez con pour faire ça tout seul, l’homme. Et si quelqu’un appuie un jour sur le bouton rouge, histoire de faire un feu d’artifice à coup de bombe H, ce sera aussi un homme. Un homme qui se prend pour un dieu, ça oui, pas de doute là-dessus, mais un homme quand même.

Hugo sentait poindre l’énervement. Par-dessus tout, Il détestait les inexactitudes et les imprécisions, ce dont le discours de cet imposteur était truffé. Et ça commençait à lui chauffer sérieusement les oreilles. 
Mais il savait aussi qu’il allait devoir rester jusqu’à la fin du spectacle et qu’avec un peu de chance, ça pourrait même être drôle. C’était une probabilité de l’ordre d’une chance sur cent, pas beaucoup plus pour l’instant, mais ça pouvait quand même arriver.

Le prédicateur de ses deux continuait malgré tout à s’époumoner, toujours plus rouge, toujours plus postillonnant, toujours plus transpirant.
« Nous ne pourrons sauver nos corps, mais je peux sauver vos âmes. Car quand le dernier homme mourra, ce sera l’heure du Jugement Dernier. Dieu fera son Choix et croyez-moi, croyez-moi quand je vous dis que nous ne serons pas tous élus ! Et savez-vous qui il fera entrer dans son Royaume ? Nous, les Témoins et Messagers des Derniers Jours, nous et nous seuls auront cette chance cet immense honneur… »
Ben oui bien sûr. En gros il aurait fallu qu’il refile son âme et tout son pognon à cette secte de Chevaliers de l’Apocalypse en carton-pâte s’il voulait avoir son entrée au night-club du Grand Barbu. 
Pas de secte, pas de coup de tampon sur le poignet, zéro accès à l’Eternelle Rave-Party, coup de boule du videur et tu repars d’où tu es venu ? N’importe quoi.  Ni lui ni personne n’allait gober ce genre de conneries.  

Et si les gens restaient là sagement sans moufeter, Hugo espérait bien que c’était pour les deux pigeons qui roucoulaient amoureusement depuis qu’ils s’étaient posés sur l’une des poutres du kiosque, et par pour les foutaises proférées par cet illuminé. En tous cas, lui, c’est pour ça qu’il restait. 
« Je sens votre incrédulité, je la connais car j’ai été comme vous, dans le doute et l’aveuglement. Mais ouvrez grands vos yeux, car Dieu est miséricordieux, Il nous envoie des signes, Il nous prévient de l’imminence de l’Apocalypse. Et malheur à ceux qui n’auront pas voulu les voir, car pour ceux-là il sera trop t… »
Trop tard ? 

Non. 
Le timing était vraiment parfait. 
L’homme à bout de souffle avait levé les bras et les yeux au ciel, comptant sans doute darder à nouveau son regard plein de flammes sur la foule impie. 
Il n’en eut pas le temps. 
Avec un délicieux à-propos et une remarquable synchronisation, les deux volatiles de la famille des Columbidés se lâchèrent sans aucune arrière-pensée sur le visage offert à leurs fientes chiasseuses.

Hugo applaudit à tout rompre à ce magnifique numéro puis reprit tranquillement son chemin vers l’étang, une larme de rire au coin de son œil droit.

Il la fit disparaitre d’un revers de manche. 



Sophie FERRARI